Comment fermer une ligne de chemin de fer ?

Ou comment la faire mourir ?

Avant Propos 

Ce texte est de Gilbert Gillet, décédé en 2009.
Il a été publié sur son site qui est aujourd'hui géré par Monsieur Thierry PERE et très légèrement édité par nos soins.
C'est un témoignage de la réalité du ferroviaire français et il est du devoir des Compagnons de faire perdurer ce savoir.

Franck

Ayant été cheminot pendant 36 ans, je vais vous expliquer comment fermer une ligne de chemin de fer.
Tout d’abord, il faut savoir que la décision est prise au plus haut niveau, c’est-à-dire dans les bureaux bien chauffés des « élites » parisiennes.
Ensuite, rappelons que la seule région où sont établies des lignes nouvelles est la région parisienne. Il est cependant vrai que l’on construit des lignes TGV

au départ de Paris, mais on prend soin de préciser « en direction de la province » comme s’il existait une vague colonie parisienne qu’on appellerait ainsi.
Chez nous, en revanche, on les démonte ! Des régions entières sont ainsi condamnées à mourir parce qu’elles ne présentent pas d’intérêt pour les dirigeants parisiens. En accord, depuis la parution de cette page en mai 2001, j’ai reçu beaucoup d’encouragements et d’approbations.

La non-rentabilité

Une des mauvaises raisons invoquées est que la ligne dont on veut provoquer la fermeture ne serait pas rentable. Tout d’abord, comment définir la « rentabilité » d’un moyen de transport ? Parle-t-on de « rentabilité » pour une route ? Non, on décide de sa construction et puis c’est tout. Ensuite, on l’utilise. On dépense des milliards pour entretenir un des réseaux de routes les plus denses du monde, de l’autoroute aux plus modestes chemins de vignes. Mais on ne trouve pas d’argent pour changer quelques traverses sur une petite ligne de chemin de fer.

La non-fréquentation

On invoque également la non-fréquentation pour ces lignes de chemin de fer, alors qu’on trouve des routes, entretenues régulièrement, où il ne passe que quelques voitures par jour. Ensuite on utilise tous les moyens pour faire baisser artificiellement l’utilisation de la ligne. Parmi ceux-ci, citons :

  • La suppression des arrêts : il est certain que s’il n’y a plus de train qui s’arrête dans une gare, le nombre de voyageurs y devient nul. Plus on supprime d’arrêts sur une ligne, plus le trafic diminue. Un enfant de dix ans comprendrait cela.
  • La suppression des gares : on supprime d’abord des « points de vente ». Grâce à cette astuce, plus personne ne paye, car il est impossible à un contrôleur de faire quinze billets en cinq minutes. Ensuite, on supprime l’arrêt parce qu’il n’y a plus de recette.
  • Les horaires malcommodes : par exemple, on laisse seulement un train le matin et un le soir. Et surtout pas dans les horaires où les ménagères peuvent aller au marché.
  • La suppression des correspondances : pendant des années, on fait partir des trains sur la ligne a supprimer avant qu’arrive le train qui amènerait des voyageurs en correspondance.
  • L’organisation de la concurrence : on fait circuler des bus aux mêmes heures que les trains, sur les mêmes parcours, pour enlever les enfants des collèges par exemple.

La présentation de bilans truqués

Certains penseront que j’exagère et que je suis à la limite de la diffamation. Pas du tout : quand on veut tuer son chien, dit le proverbe, on dit qu’il a la rage. Ainsi, certaines lignes n’ont connu aucune réparation ou presque, depuis la guerre de 40. Brusquement, on change les traverses, les rails, on rénove les gares. Puis, à la fin de l’année, ou de l’année suivante, on présente un bilan. Voyez, cette ligne nous coûte trop cher, elle n’est pas « rentable ». C’est feindre d’oublier qu’on a artificiellement gonflé le chiffre des dépenses pour justifier la fermeture, le tout avec l’argent des cochons de payants. C’est de la manipulation, mais aussi de la gabegie. Cette méthode sera déjà très utilisée pour la ligne de Cluny mais atteindra des sommets avec la ligne d’Autun (voir plus loin).

Les justifications « techniques »

Pour justifier des suppressions de lignes, on invoque des prétextes : pont à construire pour une autoroute, passage de TGV, etc. De façon générale, quand on veut vous envoyer sur les roses, on vous écrit: « des considérations techniques s’opposent à…». Traduisons « Mêlez-vous de ce qui vous regarde »!

Je vais vous donner deux exemples que j’ai personnellement vécus parce que je travaillais sur ces lignes.


1 – Ligne de Chalon sur Saône à Mâcon par Cluny

Comment s’y est-on pris ?

     Pratiquement aucun entretien n’avait été effectué sur cette ligne depuis la guerre de 1939-1945, à tel point que des déraillements par écartement des rails sur voie principale s’y sont produits. J’ai moi-même ôté des tire-fond à la main, car les traverses étaient « dissoutes » et seule la terre et un reste de ballast les tenaient en place.

     Brusquement, on a donc assisté à un branle-bas généralisé. On a changé des traverses et des rails à tour de bras. On a refait des locaux, des gares, des logements. On a même construit une gare à Taizé. Je n’ai nullement l’idée de dire que ces travaux constituaient un luxe, mais pourquoi les réaliser si tard ? Car ensuite, on a sorti les fameux arguments :
     – La ligne n’est pas « rentable », elle nous coûte trop cher en travaux.
     – Il faudrait faire un pont à Mâcon pour l’autoroute. Le pont a quand même été fait, mais c’est une route qui l’emprunte.
     – Le tunnel de Bois Clair, entre Cluny et La Croix Blanche, présente des défauts et il faudrait le réparer. Depuis, on l’a loué à une champignonnière.

     Pour prouver à quel point la décision était politique, il faut dire que la suppression était déjà décidée, les indicateurs édités en conséquence… On l’a « provisoirement maintenue » en activité pour trois mois, pour passer des élections législatives au début de la présidence Pompidou. En réalité, la suppression de cette ligne fit le bonheur de la RTSL (Régie des transports de Saône et Loire) avant que celle-ci ne soit déclarée en faillite, pour mauvaise gestion… À noter le rôle tenu par la SCETA, filiale à 100% de la SNCF, qui « pousse » toujours au « transfert sur route ». D’ailleurs, on ne supprime pas une ligne, on la « transfère sur route »: admirez l’euphémisme!

     Seul un train de marchandises fut maintenu pendant une vingtaine d’années entre Chalon et Cluny et retour, bientôt limité à Massilly. Le trajet de cet unique train était très problématique, compte tenu de l’obligation de s’arrêter pour fermer les passages à niveau (et les rouvrir ensuite). On prit cependant bien soin d’édifier un pont au-dessus de la ligne, juste avant l’arrivée en gare de Cluny, pour faire passer la ligne TGV.

     Depuis la voie ferrée a été déposée pour faire place à une « voie verte » où s’ébattent cyclistes et patineurs. En ce qui me concerne, la seule voie verte que je connaisse est celle sur laquelle circulent des trains!

2 – Ligne de (Chagny) Santenay les Bains à Dracy St Loup (Autun) via Epinac les Mines

Comment s’y est-on pris?

     On a engagé une politique de grands travaux. On a conforté le tunnel et installé des dispositifs d’alarme. Plus grave, on a arrêté toute circulation pour réparer les deux viaducs. On les a décapés jusqu’à la maçonnerie et on a remis celle-ci en état. On a posé une couche isolante et on a rechargé le ballast et la voie. Alors, comme les milliards engagés n’étaient pas suffisants pour justifier la fermeture, on a pris comme prétexte le passage du TGV entre St Léger – Sully et Dracy St Loup, pour la fermer. Le plus étonnant c’est que les poutrelles utilisées pour construire le pont sur la ligne TGV étaient déjà apportées, ce qui prouve bien qu’il s’agissait d’une décision politique. C’est d’autant plus vrai que l’on a bien construit un pont sur la ligne de Cluny, alors qu’elle était fermée au trafic.
     Le moins que l’on puisse dénoncer, c’est l’inertie dont dont fait preuve les politiciens en même temps que la plus totale méconnaissance du métier qu’ils ont montrée : n’a-t-on pas vu, par exemple, le député-maire d’Autun envoyer, au dépôt de Chalon sur Saône, une lettre par laquelle il parlait de confier la conduite des cars aux conducteurs de trains…
     On aurait très bien pu garder la ligne comme ligne touristique, mais on n’a rien fait pour cela et on s’est dépêché de la déposer. La SNCF a cependant utilisé l’ancienne ligne entre Dracy St Loup et la ligne TGV, pour l’approvisionnement du chantier de la ligne nouvelle. Il y a eu même un accident mortel sur ce parcours : une automobiliste croyant cette ligne fermée à tout trafic n’a pas fait attention et franchi un passage à niveau non gardé sans regarder.

En résumé

Les fermetures de ligne résultent très souvent de décisions politiques, étalées dans le temps et justifiées par de pseudos critères économiques. De deux choses l’une :
  – ou on décide de fermer les lignes tout de suite,
  – ou on réalise des travaux importants et on les garde ouvertes !

Or, d’une façon générale, non seulement on a fait mourir à petit feu des régions entières, mais on a gaspillé l’argent du contribuable et creusé un peu plus le déficit de la SNCF.

Coupure par le TGV

Gilbert Gillet

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