La normalisation de la déviance 1/2

Normalisation de la déviance
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Table des matières

Introduction

Le rédacteur portant un intérêt pour l’accidentologie en général, et en matière d’aéronautique en particulier, il va tenter ici, dans le plus grand amateurisme aussi rigoureux que possible, d’apporter les éléments à sa connaissance sur des sujets susceptibles d’intéresser la Compagnie Internationale du Train.

Déplorant que la mise en lien des multiples spécialités, professions, sujets d’études scientifiques, etc., reste assez rare, au détriment respectif de toutes ces corporations, il sera question ici de sociologie des organisations, de méthodes d’exploitation, d’accidentologie, en aviation dans un premier temps…

Cet article faisant aussi écho à la notion de multiplicité des causes amenant à une catastrophe évoquée par Yves Dessaux dans son article : Les accidents ont rarement une seule cause

Concept : la normalisation de la déviance

La notion de « normalisation de la déviance » est apparue autour des années 2000 grâce aux travaux de la sociologue des organisations Diane Vaughan

Cette scientifique fut largement sollicitée par l’agence spatiale américaine, à savoir la NASA, dans l’étude de la phénoménologie ayant entraîné la perte fortement médiatisée des navettes spatiales Challenger et Columbia. Elle a su livrer des explications claires et limpides à la question : comment en sommes nous arrivés là ?

La déviance en question n’est ni une dangereuse rébellion, ni l’entretien pathologique d’une marginalité.

Elle caractérise simplement des comportements qui s’éloignent petit à petit des règles édictées, notamment en matière de respect des normes établies et/ou des procédures de sécurité. Cette approche se limite uniquement au plan d’une organisation, dans son fonctionnement global, en aucun cas ne traite d’un individu isolé.

Il s’agit d’une approche sociologique et non psychologique incluse dans le vaste domaine des facteurs humains.

Plutôt qu’un long discours, ce schéma résume le processus qui, de manière insidieuse, presque silencieuse, amène inexorablement à une catastrophe prévisible :

Ces travaux d’études ont été largement repris au profit des usages aéronautiques dans un premier temps, puis de la médecine, et assez tardivement dans le domaine du ferroviaire (j’y reviendrai au prochain épisode, évidemment) !

Sources

Exemples aéronautiques

Avant de traiter ce concept sur des sujets ferroviaires, je vais être forcé d’évoquer des exemples connus dans ma culture aéronautique, le concept étant totalement transposable à toutes autres professions ou organisations !

Air New Zealand 901 : McMurdo en Antartique

28 novembre 1979

Mont Erebus
mont Erebus
source : Wikipedia

Le 28 novembre 1979, le vol Air New Zealand 901 affrétant un appareil long-courrier de type DC-10 s’écrase sur le mont Erebus, en Antarctique à l’occasion d’un vol touristique ayant pour vocation de survoler le plus inexploré de nos continents.

Après de nombreuses enquêtes, menées par divers protagonistes, il s’avère que ni l’appareil, ni l’équipage, ni la compagnie aérienne puissent être tenus comme fautifs de cette tragédie !

Mais que c’est-il passé alors ?

Un plan de vol très éloigné des usages habituels

Les équipages (pilotes et mécanicien) de cette compagnie ne sont pas accoutumés à voler dans de telles régions, dépourvues d’infrastructures prenant en charge les trajectoires de leurs vols, à l’inverse, par-exemple, des pilotes de brousse.

La compagnie aérienne, à savoir Air New-Zealand, n’a absolument pas cherché l’économie. Ainsi, entre-autres exemples allant en ce sens, elle a ajouté dans le cockpit un guide, autrement dit une personne ayant une bonne connaissance de cette région reculée, au service des passagers et de l’équipage de conduite !

À cette époque, les systèmes de géolocalisation par satellite, actuellement connus du grand public sous le patronyme « GPS », n’étaient pas incorporés/implémentés dans les cockpits des avions civils, leur usage étant réservé à des usages militaires.

Les avions civils devaient donc utiliser des systèmes gyroscopiques d’une précision bien moindre, et les re-calibrer sur des balises radio présentes (ou pas) au sol dès que cela était était possible.

Pour en savoir plus sur ce sujet, voir la superbe vidéo produite par la chaîne Youtube « Drôles de machines » : Instruments de navigation

Les tout premiers systèmes de gestion de vol informatiques

Le FMS, pour Flight Management System : le génie informatique a rendu accessible, notamment via les développements autour de la navette spatiale américaine, un système de gestion des vols absolument révolutionnaire, en rendant, non seulement possible, mais facile à traiter des situations qu’il était jusqu’alors inimaginable de gérer de A à Z en temps réel. Il est ainsi devenu possible de générer des trajectoires de vol en 4D permettant de se rendre précisément à :

  • Un point de coordonnées géographiques précises en dehors de toute balise radio présente physiquement à la surface (radiophare NDB, balise VOR/DME, …)
  • À l’heure exacte
  • À la vitesse demandée (sol ou air, avec calculs et corrections des vents en temps réel)
  • À l’altitude exacte
  • Avec des vecteurs amenant de façon aussi exacte au point suivant prévu sur le plan de vol
    • Taux de chute (ou angle de descente)
    • Cap suivi (et correction de dérive au vent)
    • Gisement (ou taux de giration) pour changement de cap
    • etc.
  • avec l’estimation du carburant restant (liste non limitative)

Pour illustration, une approche vers la base antarctique de McMurdo programmée sur une avionique Honeywell embarquée sur un Embraer ERJ 195, technologie utilisée durant les années 2000, et empruntant des routes aériennes (ou « airways ») qui n’étaient pas les mêmes, voire inexistantes, au moment du crash étudié (fin 70’s).

On peut remarquer que les reliefs élevés autour de la route ne sont pas affichés sur la carte !

Hélas, dans un premier temps, toute mise en production de nouvelle technologie essuie quelques déconvenues , avant de consolider ses avantages, provoquant inévitablement des erreurs d’utilisation, des modifications managériales, des coûts de formations, des lenteurs d’acquisition de la part de ses utilisateurs d’une part, et d’autre part, la révélation des erreurs de conception que les constructeurs sont forcés de rectifier avec quelques lenteurs supplémentaires…

Venons-en aux faits !

Le village de McMurdo fait partie des lieux les plus « civilisés » de l’immense continent Antarctique. À tel point qu’existent en ce lieux, outre des habitations (un millier de résidents en période « estivale »), un aérodrome fait d’une piste de glace pouvant recevoir des gros avions, et un contrôle aérien militaire sommaire.

Village Antarctique de McMurdo en 1998
source : Wikipedia

Les 13 vols touristiques précédents n’avaient pas rencontré de problèmes, car l’ordinateur de bord (FMS précédemment cité) contenait dans sa mémoire une position inexacte de l’aérodrome de McMurdo – NZIR, point de destination du plan de vol aller. À la place, était renseigné les coordonnées d’un point d’entrée dans la baie située plus à l’ouest, donc au dessus de l’océan (aux alentours des points de report cités dans l’illustration précédente, quelque-part entre les points BYRRD et NOBEY). Ensuite, le vol s’effectue à vue (voir les régimes de vol VFR et IFR/IR). Cette normalisation de l’erreur a sauvé les 13 vols précédents ayant réalisé la même mission touristique.

Dans la nuit précédant ce vol fatidique, un technicien zélé corrige cette erreur de coordonnées géographiques sur l’aérodrome de McMurdo – NZIR dans le FMS de l’avion, les pilotes ne sont pas informés de cette mise-à-jour, en tous cas pas à cette époque…

Ce vol approche donc de sa destination inédite dans une ambiance feutrée, joyeuse en cabine !

Touristes prenant des photos à bord du vol Air New Zealand 901 quelques minutes avant le crash
Source : stuff.co.nz

Et pourtant, dans ce même temps, se déroulait une phénoménologie galopante vers l’entonnoir de l’accident, cette spirale infernale qui amène à la catastrophe subite via un empilement de facteurs défavorables…

Car aussi, ce jour là, terre et ciel se confondaient dans un voile blanc total. Aucun horizon visible : le sol enneigé est blanc, le ciel nuageux est tout aussi blanc. Ce phénomène est bien connu des personnes pratiquant la haute montagne en saison hivernale. Mais pas vraiment chez des pilotes de lignes volant généralement au dessus des couches nuageuses !

Le Mont (ou volcan) Erebus dont il est question culmine à une altitude assez honorable de 3714m, soit 12480ft.

Puisque une illustration vaut bien mieux que bien des discours :

En pointillé : la trajectoire prévue avant la mise à jour des repères dans le FMS,
En continu, la trajectoire réellement réalisée
Source : Wikipedia

Conclusion

Si le rédacteur a choisi cet exemple de drame aérien, c’est bien dans l’optique de souligner que :

  • Les victimes furent nombreuses, et la récupération des corps devient une mission très spéciale, compliquée et fastidieuse ;
  • Il n’y a pas pour autant de coupables pouvant être incriminés, comme cité ci-dessus : tous les protagonistes responsables étaient sérieux, engagés, ont fait de leur mieux, et n’ont même pas fait d’erreurs (fautes) professionnelles.

Dans ce cas précis, les quelques responsables de l’opération ne peuvent être qualifiés de coupables du décès de ces nombreuses victimes, dans tous les cas cet accident est assurément involontaire ! Le seul reproche qui peut être fait aux exploitants, éventuellement, pourrait être un manque de compétences à opérer leurs prestations sur une zone aussi méconnue, en dehors des standards d’exploitation de leurs aéronefs. S’en tenir à ce point revient à museler toute nouvelle initiative au prétexte de la prise de risques que cela implique fatalement, détruisant toute possibilité de progrès et d’évolution…
Pour faire une brève excursion juridique, la règle générale est celle de « l’obligation de moyens ». Or, dans ce cas, les précautions et moyens employés étaient bien au dessus des obligations légales ! Ainsi, ce cas apparaît comme l’un des exemple typiques de ce concept de « normalisation de la déviance ».

Sources

Air-France 447 : Sondes Pitot givrées et automatismes fragiles

1er juin 2009

Océan atlantique sud
A330 Air-France au décollage

Le 1er juin 2009, un Airbus 330 de la compagnie nationale française disparaît en zone intertropicale au dessus de l’océan atlantique.

Ce vol régulier reliant Rio-de-Janero à Paris été effectué dans des conditions habituelles, avec un appareil en bon état d’entretien (à l’exception des fameuses sondes Pitot !), un équipage de conduite dûment qualifié et reposé, en bref, aucune entorse à la réglementation n’a pu être constatée !

Mais que c’est-il passé alors ?

Médiatisation

Cette catastrophe aérienne fut extrêmement médiatisée en France, notamment pour les raisons suivantes :

  • Le nombre important de victimes, la grande majorité étant des ressortissants français ;
  • l’exploitant historique Air-France, réputé (peut-être exagérément) pour la sécurité de ses prestations ;
  • l’appareil échoué (Airbus A330) doté de nombreuses technologies françaises, notamment les sondes Pitot fournies par un équipementier lui aussi bien français : Thalès Aerospace !

Il y aurait beaucoup à dire sur ce drame aérien, mais pour résumer et rester dans le cadre de l’article, à savoir le principe de « normalisation de la déviance », on peut citer une liste de causes globalement validées :

Causes majeures

  • La défaillance d’une sonde essentielle ayant pour rôle de mesurer la vitesse « air » : même si cette information a été perdue durant un court laps de temps (moins de 2 minutes, cette donnée des paramètres du vol manquante entraînera la perte de tous les moyens de pilotage s’appuyant sur cette information essentielle : pilote automatique, assistances diverses au pilotage « manuel », compréhension de la situation par l’équipage, etc.
  • De multiples problèmes de défaillances subites et temporaires de ces sondes Pitot avaient été signalées, et cela à plusieurs reprises, par de nombreux équipages chez cette compagnie, et d’autres également…
  • Pour comparaison, la compagnie « Air Caraïbes » a tenu compte, dans des délais remarquables, des rapports des équipages faisant mention de ce problème potentiellement critique : disposant d’un budget beaucoup moins confortable que la compagnie nationale, elle n’a pas hésité à changer les sondes incriminées.
    À vérifier, mais a priori, au moment où le vol AF-447 sombrait au milieu de l’Atlantique, la compagnie « secondaire » Air-Caraïbes avait déjà remplacé la (quasi) totalité des sondes Pitot défectueuses, et cela sans avoir subit la moindre pression administrative et/ou légale !
  • Il est à relever que les sondes incriminées étaient, dans le cas précis, utilisées à l’extrême limite de leur enveloppe de certification, comme décrit dans l’annexe 9 du rapport final du BEA : https://www.association-af447.fr/wp-content/uploads/2012/09/annexe-09.pdf
  • L’équipage de conduite, autrement dit les pilotes, ou encore PNT (Personnels Navigants Techniques) malgré leurs formations et examens de compétences aussi fréquents que très exigeants, n’ont au final que très peu d’expérience de pilotage dans les modes dégradés des logiciels de commandes électriques (commandes informatisées serait un terme plus adapté) de ces avions modernes.
    En résumé-raccourci, chez Airbus, il y a 3 lois de pilotage : normale, « alternate » et directe. En dehors de la loi normale, la plupart des protections de « l’enveloppe de vol » deviennent inopérantes. Entres-autres, il est possible, et même assez facile, de faire décrocher l’avion. La réaction aux actions des mini-manches sur les gouvernes deviennent délicates…
  • « Ma concierge pourrait le piloter » — Bernard Ziegler, pilote d’essai et ingénieur projet Airbus A320 & Cie. Cette phrase choc aura évidemment déplu aux pilotes, renforçant une méfiance de la profession vis-à-vis de l’informatisation totale de leurs avions, ce genre d’affirmation véhiculant une perte du prestige de la profession de pilote de jet !
    De ce qu’en disent leurs pilotes, la gamme des avions Airbus est reconnue pour proposer une expérience de pilotage via les mini-manches à la fois agréable, facilitée, souple et précise ! Pourtant, ces avions ont été vendus avec, comme argument commercial et sécuritaire, qu’ils étaient impossibles à faire dérocher. En aviation, contrairement aux transports terrestres, la lenteur est le plus gros danger : en dessous d’une certaine vitesse, une aile n’est plus capable de se maintenir en l’air, et l’appareil chute irrémédiablement : c’est ce que l’on appelle le décrochage, l’un des risques majeurs du vol, à l’exception de celui des dirigeables et des hélicoptères.
    De la même façon que le Titanic a été vendu au début du XXe siècle comme étant « insubmersible », Airbus a été vendu comme étant « indécrochable » …
  • Dépendance aux automatismes : En fonctionnement normal, 99,XX % du temps, l’appareil est défini selon des logiciels complexes et inconnus des pilotes eux mêmes, à savoir les lois mathématiques C* élaborés à la fin des années 40, le patronyme en langue française étant : « Algèbre Stellaire« . L’arrêt soudain de cette assistance logicielle immense est un énorme choc pour n’importe quel pilote de ligne, car il doit revenir à ses fondamentaux de pilotage qu’il n’exerce plus depuis des années, voire des décennies. Pour illustrer ce propos par deux exemples/comparaisons :
    • Étant de formation scientifique, et informaticien de profession, j’ai tenté de poser sur le papier une division sur 2 chiffres (435/63 par ex.) : j’ai lamentablement échoué à la résoudre : j’ai totalement oublié ce que je faisais impeccablement il y plus de 30 ans !
    • Depuis 20 ans vous êtes utilisateur de voitures modernes, avec boite auto, régulateur de vitesse, ABS, ESP, etc. Vous êtes en train de rouler à vitesse franche dans des courbes sur route mouillée : la seconde d’après, vous vous retrouvez au volant d’un Lada Niva !
      Vos « malchances » de vous retrouver dans le décor viennent de se multiplier par un gros facteur !

Conclusion

Ce résumé du cas du vol AF-447 représente un exemple criant de normalisations de multiples déviances, et cela dans une ambiance totalement feutrée.

Il n’est pas normal que la panne d’un seul instrument de mesure (sonde Pitot), certes d’une importance majeure, entraîne une telle catastrophe !

Le rédacteur peut en témoigner via une formation basique de pilote d’avion léger et de planeur : la panne de badin, ou d’altimètre, fait partie des situations les plus fréquemment éprouvées durant ces formations non-professionnelles.

À la fois les automatismes et les équipages doivent être capables d’encaisser l’absence de ce genre d’informations, aussi cruciale soit-elle. Là aussi, le confort procuré par de mauvaises habitudes, une routine sans encombre depuis des années autant pour la compagnie que ses pilotes amènent, tôt ou tard, à une situation catastrophique révélatrice d’une normalisation de la déviance.

De l’avis personnel du rédacteur, en recherche de précision(s), serait en faveur de renommer le concept initial par : « Normalisation DES dévianceS » !

Sources

UN exemple ferroviaire !?

Enfin ce que vous attendiez depuis le début !

Dans la vaste région du Québec, dans la nuit du 6 juillet 2013, un train de marchandises avec son lot de wagons citernes contenant des matières fortement combustibles, voire explosives, était laissé à l’arrêt lors d’un changement d’équipe de conduite dans la gare de Nantes, située au dessus d’une vallée.

La deuxième partie de cet article, l’histoire d’un train en dérive, sera publié prochainement : une lecture de cet accident ferroviaire de Lac-Mégantic sous l’angle de la « Normalisation de la Déviance » sur le site de la Compagnie Internationale du Train

Les accidents ont rarement une seule cause

Site de l’accident – Source Wikipedia

Je republie ici un article que j’avais écrit pour un blog généraliste voila une dizaine d’années peu après le crash du vol Rio-Paris. Il traite des accidents en général et montre, au travers d’un exemple d’un déraillement survenu en Californie, que les accidents ont rarement une seule cause.

La disparition du vol AF 447 au dessus de l’Atlantique, entre Rio et Paris, a marqué les esprits en raison de l’importance de la tragédie et d’une médiatisation importante. Contrepartie de l’émotion légitime suscitée, les journalistes en mal de sensationnel ont été fort enclins à mettre en avant une explication, et une seule, à la catastrophe. Le but de cet article n’est pas de présenter un scoop sur le dossier AF 447, ni de débattre d’éventuelles hypothèses concernant ce crash, mais d’expliquer qu’en matière de transports hautement sécurisés, comme le sont l’aérien et le ferroviaire, les accidents ont rarement une cause unique.

Pour comprendre comment se produisent les accidents dans le domaine des transports, rien de tel que l’analyse de cas connus. Au travers du cas d’un accident ferroviaire d’importance, celui de San Bernardino (Californie), on essayera de montrer que seul un enchaînement et/ou une accumulation d’évènements individuellement anodins ont pu conduire à une catastrophe.

San Bernardino se situe au bas du col de Cajon (Cajon pass), un endroit mythique pour le chemin de fer américain. Par ce col, la voie ferrée quitte les plaines et les collines de Californie du sud pour rejoindre les hauts plateaux du désert Mojave. Le dénivelé est impressionnant, puisque la voie s’élève d’environ 1200 m en 150 km environ. Les locomotives capables de franchir cet obstacle sont des engins « Diesel-électriques » de 3000 à 4000 ch. Elles sont donc équipées d’un moteur Diesel qui entraîne une génératrice, fournissant du courant aux moteurs de traction localisés dans les bogies. Les très longs convois de marchandises sont tractés par deux, trois ou quatre engins en tête et une ou deux machines « en pousse », le tout permettant d’obtenir une puissance suffisante pour l’ascension et des efforts plus réduits sur les attelages.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser il faut à peu près autant de machines dans la descente, principalement pour maintenir un effort de freinage suffisant. En effet, pour ralentir de telles charges, on ne peut utiliser les seuls freins pneumatiques qui agissent via des sabots de freinage, sur toutes les roues du convoi, au risque d’échauffer ces freins au-delà des limites raisonnables, leur faisant perdre toute utilité. Les machines sont donc équipées d’un frein rhéostatique, qui transforme les moteurs de tractions en génératrices de courant, celui-ci étant le plus souvent dissipé dans des résistantes chauffantes situées sur la toiture des locomotives. L’effort demandé pour entraîner les moteurs permet donc de ralentir les convois, et de maintenir dans de très longues descentes des vitesses constantes. Ce type de freinage est utilisé presque partout dans le monde, et très largement en France.

Le 12 mai 1989, un train d’engrais correspondant à une commande de 6 200 tonnes (t) est formé à proximité des mines du désert Mojave. Il comporte 69 wagons autorisés à 90 t de chargement. La compagnie minière charge donc les 6 200 t d’engrais et informe la compagnie de chemin de fer « Southern Pacific » (SP), que le convoi est prêt au départ. Ce faisant, premier événement anodin, la compagnie minière oublie de fournir à la SP le « manifest », document qui indique la charge totale du convoi. Sont attelées à ce convoi 6 locomotives, 4 en tête et 2 en queue. Avant le départ, le responsable du triage de la SP à Barstow, ne disposant pas du manifeste, estime la charge totale du convoi en inspectant, conformément au règlement, le contenu de chaque wagon. Événement important numéro 2 : habitué à d’autres chargements que celui-ci, le responsable indique un poids total de 4 000 t environ, soit une sous-estimation d’environ 35%. Erreur importante mais pas critique puisque les 6 machines du convoi sont largement suffisantes pour retenir les 6 200 t de charge maximale, soit un poids total du convoi (charge plus masse des locomotives et des wagons) d’environ 7 800 t. A bord de la première machine, prennent place le mécanicien principal et son aide, un aide s’installe à bord de la troisième machine, et de nouveau un mécanicien et son aide à bord d’une des deux machines de queue. Toutes sont reliées par radio. Évènement n°3 : le mécanicien principal prend en compte les informations des carnets d’entretien des machines 1, 2, 3 et 4, sur lesquels ne figure aucune mention de problème. Évènement n°4 : au lancement des moteurs, la machine 2 refuse de démarrer. Le train n’est donc plus tracté et retenu que par 5 machines, une composition toujours suffisante pour assurer la traction et le freinage, d’autant plus, dira le conducteur, que la charge totale annoncée est de 4 000 t soit un poids total pour le convoi de 5 500 t.

Train de la « SP » dans Cajon pass. Vers 1985.
https://trainspo.com/photo/49895/

Le train s’ébranle lourdement, et après plusieurs dizaines de km, aborde les premières pentes de Cajon pass. Pendant de longues minutes, utilisant le frein rhéostatique des machines en fonction, le convoi maintient une vitesse de 25 miles par heure, soit environ 40 kmh. Rapidement, cependant, le mécanicien principal et son aide constatent que le freinage ne semble pas aussi efficace qu’à l’habitude. Il informe par radio l’aide dans la machine n°3 et les deux autres conducteurs dans les machines en pousse. Tous actionnent alors les freins rhéostatiques au maximum de leur puissance. Ceci maintient le train à sa vitesse limite, mais le mécanicien principal reste inquiet. En effet le convoi se trouve en pleines courbes serrées, ce qui ralentit naturellement le convoi par un effet de frottement fort des roues sur le rail. Or, quelques dizaines de kilomètres plus loin, la voie est bien plus rectiligne et la pente toujours aussi forte. Le train gagne donc de la vitesse. Le mécanicien actionne alors le frein pneumatique Westinghouse, qui agit par réduction de pression dans la conduite de freinage du convoi. Le train ralentit un peu mais pas assez. Le mécanicien actionne de nouveau le robinet de frein : nouvelle dépression dans la conduite. L’effet devient faible, car le poids du convoi est trop élevé et le freinage rhéostatique peu efficace, l’enquête expliquera pourquoi. Du coup, événement n°5, le mécanicien place le frein pneumatique sur « urgence ». Or cette action a pour effet de déconnecter automatiquement le frein rhéostatique pour éviter l’enrayement des roues (leur blocage). La conduite de frein se vide de l’air sous pression, et les freins à semelles se serrent sur les roues au maximum. Mais sans l’aide du frein rhéostatique, et compte tenu du poids du convoi, les freins s’échauffent, et commencent à fondre entraînant la fonte aussi de plusieurs roues. La vitesse du convoi atteint plus de 160 km/h, et il déraille dans la courbe de « Duffy street » à San Bernardino, limitée à 65 km/h, pulvérisant totalement sept des maisons situées en contre bas de la voie. Le bilan est lourd : deux enfants de 7 et 9 ans, résidents de San Bernardino sont tués, ainsi que les deux aides du mécanicien principal. Celui-ci n’est par miracle que légèrement blessé, les deux autres agents dans les machines de pousse s’en sortant avec des blessures sérieuses mais non mortelles. Onze résidents sont aussi sérieusement blessés.

Pour ce quartier défavorisé de San Bernardino, le traumatisme ne s’arrêtera pas là. Un pipeline d’essence de 35 cm de diamètre passe en effet juste sous l’endroit ou les 4 machines de tête ont emporté plusieurs maisons. L’accident n’a pas entraîné de dommage au pipeline enfoui à plus de 4 mètres de profondeur. Lors des travaux de nettoyage du site, une pelle mécanique endommage le conduit. Les opérations de nettoyage et de vérification de l’intégrité du pipeline sont menées très – probablement trop – rapidement pour permettre la reprise de l’exploitation de la voie ferrée. Le 25 mai 1989, une fuite importante se déclenche, entraînant une explosion énorme et un incendie qui tueront encore deux résidents.

Les enquêtes techniques et judiciaires mettront en lumière les insuffisances des travaux de remise en état de la voie et de vérification du pipeline. Elles mettront aussi en lumière plusieurs facteurs supplémentaires qui expliquent pourquoi le convoi d’engrais n’a pu respecter la vitesse limite dans la descente de Cajon pass. En effet, en plus des éléments fournis plus haut, les enquêtes révèleront que le freinage rhéostatique de la machine n°3 était déficient, ne fonctionnant que par alternance, sans que l’aide présent à bord de la machine ne puisse s’en rende compte. De plus, ce freinage était aussi hors service sur la machine n°6 en pousse, sans que l’information ait été transmise au mécanicien principal. Dès lors l’effort de retenue rhéostatique avec 2 machines actives en tête et une en pousse était trop faible pour que le train puisse freiner dans la descente. 

A posteriori, il apparaît clairement que l’accident de San Bernardino résulte bien d’un enchaînement d’évènements individuellement anodins ou mineurs dont la survenue, isolément des autres incidents, n’aurait pas conduit à la catastrophe. L’analyse de nombreux autres accidents ferroviaires, tel celui survenu gare de Lyon en 1988 (59 morts, plus de 50 blessés), révèle aussi un tel enchaînement délétère d’évènements. Il en est souvent de même dans le transport aérien. Il y a donc fort à parier que l’accident du vol AF 447 ne résulte pas des seules conditions météo défavorables ou du seul modèle de tubes de Pitot qui équipait l’Airbus A 330, même si ces évènements ont probablement joué un rôle dans la catastrophe aérienne.

Pour en savoir plus

1. Sur l’accident de San Bernardino

http://en.wikipedia.org/wiki/San_Bernardino_train_disaster
http://pstrust.org/library/docs/ntsb_doc26.pdf

2. Sur l’accident de la gare de Lyon

http://fr.wikipedia.org/wiki/Accident_ferroviaire_de_la_gare_de_Lyon
http://www.humanite.fr/1993-09-18_Articles_-L-homme-et-la-machine-au-proces-de-la-gare-de-Lyon

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